samedi 25 novembre 2017

Jean Roke Patoudem : « Le succès de la série africaine pourrait la déstabiliser »


Président Directeur général de la société de production Patou Films International, il parle de l’évènement « La Nuit de la série africaine » qu’il a organisée à Yaoundé et Douala dans le cadre du festival Ecrans Noirs en juillet 2017, mais aussi du succès et des difficultés des séries tv africaines et du manque des moyens de promotion.

 
Jean Roke Patoudem


A l’occasion du festival Ecrans noirs 2017, vous avez organisé le 18 juillet à Yaoundé et le 21 juillet à Douala, deux éditions de La Nuit de la série africaine. Quel bilan pouvez-vous en faire ?

Bilan très positif, au-delà de toutes nos espérances. Car il faut préciser que c’était la première fois au Cameroun que s’appliquait le concept de « La Nuit de la série africaine » tel que je l’avais créé en 2013 au Fespaco. A Yaoundé, la salle de l’Institut Français était pleine dès 18h et à Douala, malgré la pluie qui est tombée sur la ville dès 17h, nous avions eu 250 personnes sur les 300 places que compte le CanalOlympia Bessengue. Encore que cette superbe salle n’est pas encore bien connue du grand public.   

La Nuit de la série se greffe à des festivals qui, eux-mêmes, proposent déjà une compétition série Tv, avec très souvent les mêmes œuvres. A-t-elle encore ainsi, lieu d’être ?

La Nuit de la série africaine n’est pas un festival et ne peut en aucun cas se substituer à celui-ci. C’est un événement qui anime un festival. Son concept est d’être accueilli par des festivals de renom tel que le Fespaco, les Ecrans noirs… et programmé avec les productions des partenaires dont ces mêmes festivals en font partie ; les festivals ne pouvant proposer à la programmation qu’une partie des séries qu’ils ont en compétition. Voilà le pourquoi il y a des doublons et c’est bien normal.

Cette année, sur les 13 séries proposées, six était camerounais. Comment se fait le choix des œuvres à diffuser ?

Chaque partenaire propose par ordre de préférence les séries qu’il souhaite promouvoir lors de l’événement. Je récupère tout cela et programme la soirée tout simplement. Les six séries camerounaises en question sont les choix de la chaîne A+ et du festival Ecrans Noirs, faits sans concertation aucune. Je pense que cette forte présence des séries camerounaises est le fruit de la vivacité de leur production.

Comment se porte la série camerounaise aujourd’hui ?

Le Cameroun était déjà présent au dernier Fespaco avec quatre séries, talonné par la Côte d’Ivoire avec trois séries. Le Cameroun a maintenu la même longueur d’avance aux Ecrans noirs cette fois-ci avec trois séries. Cela montre une production active malgré l’absence d’aide à la production nationale ou internationale. 

Ces dernières années, on constate que la série tv est en pleine expansion en Afrique francophone. Peut-on aujourd’hui évaluer la production de ces séries en quantité et en qualité ?

Les séries africaines sont de plus en plus nombreuses à être produites et de mieux en mieux en gamme de qualité. On assiste ces deux dernières années à un réel décollage de la série africaine : bon scénario, belle production, bon casting et bonne maîtrise technique.
Série "La Reine blanche" d'Ebenezer Kepombia.
Malgré cette expansion, les chaînes de télévision, publiques ou privées, accordent encore une grande place aux telenovelas qui viennent d’Amérique du sud ou d’Asie, en arguant la faiblesse de la production locale face au besoin. Comment inverser la tendance ?

De part leurs statuts, les télévisions privées font ce qu’elles veulent de leur déontologie. Quant à la télévision publique nationale, c’est une honte de mettre à l’antenne les œuvres des autres. Je ne comprends pas sa mission. C’est au service public de montrer les atouts artistiques et culturels du Cameroun. Mais quelqu’un doit y trouver son compte en montrant des telenovelas au Camerounais. Sinon, je ne comprendrais pas ces désaveux culturels de la part d’un service de l’Etat. Entre nous, les Camerounaises et les Camerounais du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest méritent mieux leurs cultures que celle des autres !
Il existe aussi de plus en plus de séries d’Afrique anglophone qui, doublées en français, s’imposent en Afrique francophone. Y a-t-il aussi des séries francophones qui arrivent aussi à s’imposer en Afrique francophone ?

Quelques grands groupes multinationaux, via leurs petites sociétés de distribution, ont obtenu des subventions auprès des organismes français pour doubler nos séries francophones en d’autres langues. Pour l’instant, je n’ai pas vu de résultat encourageant. Mais néanmoins, je pense que nous pouvons déjà amortir nos séries dans notre espace économique francophone. Il n’y manque cruellement que des outils de promotion.

Série Le journal de Jenifa, Nigéria
Nos séries africaines arrivent-elles à s’exporter vers d’autres continents ? Si oui, jusqu’où ? 

Je serais tenté par l’affirmation si je me réfère à un ou deux exemples isolés. Mais non, les séries africaines ne s’exportent pas encore au-delà de la Francophonie. Par contre, cela dépend aussi de l’incapacité de l’autre, de cet autre continent à manquer de curiosité. Le succès de la série africaine pourrait le dépasser et le déstabiliser dans son quotidien. Laissons-le d’abord se préparer.

Quel a été jusqu’ici l’apport de la Nuit de la série sur le développement de la série tv ?

Le premier objectif qui pour moi est depuis atteint, est de prolonger la promotion d’une série en salle. Ensuite vient la satisfaction du public. A Douala, un spectateur n’en revenait pas en ayant vu sa série préférée projetée sur un grand écran dans une grande salle de cinéma : « C’est comme un film ! » m’a t-il dit.

Propos recueillis par Stéphanie Dongmo




Jean-Pierre Bekolo : « Notre pays a peur de sa propre histoire »


Alors qu'il vient de sortir son dernier film, "Miraculous weapons" (104mn, novembre 2017), le cinéaste nous parle de sa série "Our Wishes", présenté au mois de juillet 2017 à Yaoundé.  Une production bâtie autour du Traité germano-douala de 1884 qui a abouti à la colonisation du Cameroun. Il insiste sur l’intérêt que le cinéma a à s’approprier l’Histoire.

Jean-Pierre Bekolo
Qu’est-ce qui vous a motivé à réaliser une série sur l’histoire du traité germano-douala signé en 1884 ?

Notre cinéma a besoin, pas seulement d’histoires, mais surtout de l’HISTOIRE. Il s’agit malheureusement d’un champ totalement déserté par tous. J’ai pensé que le cinéma en général  et la télévision devrait s’y engouffrer afin de rendre cette histoire qui n’est pas enseignée dans le écoles accessible à tous, de la grand-mère aux petits enfants. La série, c’est la télévision et la télévision se regarde en famille à la maison avec les parents, les grands-parents et les enfants. Il s’agit de faire entrer notre histoire dans nos maisons qui sont envahies par les histoires des autres. L’histoire du traité est un sujet qui, non seulement nous concerne, mais surtout qui est le fondement même de notre identité en tant que peuple et en tant que nation.

Pouvez-vous nous restituer le contexte de la signature de ce traité, comment comprendre que des rois aient librement décidé de céder leurs territoires à deux commerçants Blancs ?

Il faut regarder la série pour comprendre. Le grand commerçant de Hamburg, Woerman qui a un comptoir au Cameroun, veut pousser son ami Bismarck à avoir une colonie en Afrique en prélude à la conférence de Berlin qui va partager l’Afrique. Il charge donc son représentant local, le jeune Edouard Schmidt qui n’a que 24 ans d’obtenir, moyennant une forte somme (corruption), un traité avec les chefs Douala qui confient leur territoire aux Allemands. Ce dernier va s’appuyer sur le roi Bell (grand-père de Manga Bell qui sera pendu par les Allemands; ici il n’a que 7 ans). Sauf que les chefs ont déja écrit une lettre à la reine d’Angleterre pour qu’elle vienne les aider à résoudre les conflits dans la région.
Le traité signé par les rois douala concernait un espace se limitant à la côte, au littoral. Mais la colonisation allemande s’est étendue bien au-delà de ce territoire. Pourquoi ?

Justement, les Allemands signent avec les chef Dualas qui veulent garder le contrôle du commerce avec les peuples de l’intérieur du pays; mais les Allemands ne respectent rien de leurs désirs et profitent de ce traité pour poursuivre l’expansion de leur territoire en soumettant par la force les autres chefs. C’est cela même la nature du projet allemand qui va échapper aux chefs Douala dont ils se sont servis. Le document des souhaits existe, vous pouvez le consulter. Si nous avons intitulé la série "Our Wishes“, c’est justement pour mettre en valeur que ces chefs avaient une vision des relations qu’ils auraient souhaités avoir avec les Allemands.

Que représente le traité germano-douala  et comment a-t-il influencé l’histoire du Cameroun jusqu’à nos jours ?

Ce traité n’a pas influencé le Cameroun, il a créé le Kamerun. Les contours de cette signature ont défini la relation que les familles Doualas ont entre elles jusqu’aujourd’hui. Mais ce qui est important c’est que nous semblons ne pas tirer de leçons des tensions générées par ce traité entre-nous car notre Etat continue de signer d’autres traités avec les mêmes effets. Savez-vous par exemple que les Allemands ont offert de l‘argent au chefs, qu’est-ce que c’est si ce n’est pas la corruption? Ils sont dévalué l’huile de palme et usé de la dette pour faire céder les gens de Hickory Town (Bonaberi), etc. Toutes ces choses nous sont familières aujourd’hui dans les relations que nos pays entretiennent avec les Occidentaux.
Il y a, chez beaucoup de Camerounais, une certaine nostalgie de la colonisation allemande, qui est généralement préférée à la colonisation française. Cette série va-t-elle contribuer à la renforcer ou à la démolir?

Ni l’un ni l’autre à mon avis. “Our Wishes“ raconte avant tout une histoire de notre perspective… Donc avant tout une histoire entre nous et nous-mêmes. Maintenant, la posture qui est la mienne est celle de celui qui à qui on demande de choisir entre la peste et le choléra. Se retrouver à débattre sur qui était le moins pire entre les Allemands et les Français, tous deux colonisateurs du Cameroun, est certes une façon d’affirmer notre point de vue sur une histoire où on ne nous a jamais demandé notre avis, mais elle devrait surtout être une critique du colonialisme quel qu’il fût.

Le Goethe Institut du Cameroun est le partenaire principal de cette série qui met à jour les trahisons des Allemands. Est-ce un mea culpa ?

Les Allemands nous donnent une grande leçon a soutenant cette initiative. Nous avons un pays qui a peur de sa propre histoire et qui a fait le choix de ne pas la raconter à ses enfants afin d’éviter de heurter certaines sensibilités coloniales. Quelle est la conséquence de cette posture pour un pays comme le nôtre? Les Allemands qui acceptent de regarder cette histoire en face nous donnent de l’espoir pour l’avenir, contrairement à ceux qui refusent d’en parler.

Le scénario a été écrit par Karin Gertrud Oyono qui est ingénieure. Avez-vous fait appel à un historien pour le valider afin que la série colle au plus près de l’histoire?

Valider… en quoi consisterait cette validation? Le diplôme que Mme Oyono a obtenu à l’école ne la condamne pas d’emblée. Où est donc le scénario des historiens? Mme Oyono a fait un travail d’historien pour produire ces 2000 pages, elle a une bibliographie qu’elle a publié. Mais moi, je ne suis pas historien, je suis cinéaste. Et un cinéaste invente, il créé car quand bien même vous auriez les faits, l’émotion entourant ces faits n’est pas toujours prise en compte en histoire. Or le cinéaste raconte avec les émotions. Et je tiens beaucoup au rôle de la fiction, donc de l’invention dans le récit historique.

En réalisant une série historique, on est forcément amené à combler certains vides de l’histoire. Quelles précautions prenez-vous dans cet exercice ?

Aucune. Notre série n’est pas une thèse de doctorat. Nous faisons notre travail de cinéaste, nous construisons le récit avec des personnages et une intrigue. Le cinéma a ses outils, c’est de ces outils dont nous nous servons, et le fait que ce soit l’histoire ne change rien. Comme je l’ai deja dit, la fiction a son rôle dans le récit historique… et dans fiction , il y a invention; ce qui veut dire que quand il y a un vide on invente.
Depuis la sortie de la série, y a-t-il de bonnes nouvelles du côté des diffuseurs ? Vers quelles chaînes vous tournez-vous en priorité?

Depuis le tournage, nous avons été en relation avec les chaînes de télévision et principalement la chaîne nationale CRTV afin qu’elle assume le leadership de ce contenu patrimonial. Assumer le leadership ne veut pas dire être le seul à le diffuser, un peu comme le défilé du 20 mai ou un match des Lions. L’histoire est une affaire de tous les Camerounais. Nous travaillons pour fédérer les diffuseurs, et aussi fédérer les ressources, les talents autour d’un projet-locomotive comme “Our Wishes“, voila notre vision. Nous constatons que tout le monde s’est accommodé à un modele de cinéma de la débrouille, très individuel et éclaté; il s’agit de proposer un autre modèle plus ambitieux et fédérateur. 

La première saison de la série compte dix épisodes. Combien de saisons comptez-vous tourner, sur combien de générations de protagonistes?

Nous lançons bientôt le tournage des 20 épisodes suivants, soit deux saisons. Vous savez, nous avons 2000 pages d’histoire qui va du traité jusqu’au départ des Allemands en 1916. Et rien ne nous empêche de continuer à écrire.

Propos recueillis par Stéphanie Dongmo

vendredi 18 août 2017

Fespaco 2017 : Le cinéma noir brésilien s’affirme

Le Forum Itinérant du Cinéma Noir (FICINE) et le Cinéma Numérique Ambulant (CNA) ont organisé, le 3 mars dernier à Ouagadougou, une soirée dédiée au cinéma afro-brésilien. Au programme, la projection de quatre courts-métrages de réalisateurs noirs brésiliens dont le précurseur, Zózimo Bulbul, et un débat sur les relations entre les cinémas d’Afrique et ceux de sa diaspora. Occasion de parler du racisme structurel dont sont victimes les cinéastes noirs dans ce grand pays d’Amérique du sud, et de la résistance qu’ils opposent.


« L’Afrique ne se résume pas à ses habitants du continent », a déclaré Clément Tapsoba, directeur de la communication de la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI), citant  ainsi Thomas Sankara, président du Burkina Faso au cours d’une visite à Harlem (quartier de New York aux Etats-Unis), dans sa main tendue aux noirs d’Amérique et des Caraïbes en 1984. C’était au cours d’un débat sur les rapports entre les cinémas afro-diasporiques et les cinémas d’Afrique, organisé le 3 mars à Ouagadougou, à l’occasion de la 25ème édition du Festival panafricain du cinéma et de la télévision (FESPACO) par le Cinéma Numérique Ambulant (CNA) et le Forum itinérant du cinéma noir (FICINE).

La soirée consacrée au cinéma noir brésilien s’est achevée par la projection de quatre courts-métrages. Notamment L’âme dans l’œil (11’, 1973) de Zózimo Bulbul, œuvre inaugurale du cinéma afro-brésilien qui utilise le corps comme un lieu de mémoire pour raconter la traite et de l’esclavage des Noirs jusqu’à leur libération. Mais aussi des films de jeunes réalisateurs : Le temps des Orixás d’Eliciana Nascimento (20’, 2014) qui s’intéresse aux Orishas, divinités issues de la culture africaine avec l’eau comme symbole de la douloureuse séparation entre l’Afrique et une partie de ses enfants. Sur un ton plus léger, Le jour de Jerusa de Viviane Ferreira (15’, 2014), aborde la question de la solitude de vieilles femmes noires en ville. Backyard d’André Novais (20’, 2015) est un film fantastique qui nous mène sur les chemins de l’amour marital et des ambitions, même dans la vieillesse. Kbela de Yasmin Thayná (23’, 2015) aborde la question de l’identité noire à travers le cheveu. Une sorte de résistance pour avoir droit à une beauté naturelle, loin de l’opinion dominante qui veut que le cheveu beau soit bien lisse et non crépu.

Quatre films engagés qui présentent, de façon assez représentative, la production artistique noire au Brésil et qui soulèvent des thématiques différentes : l’esclavage, la mémoire, le passé, la question de l’identité raciale, les croyances, la solitude, l’amour, le quotidien… Mais qui permettent aussi de garder vivante la mémoire et les traditions d'origine africaines dans la culture brésilienne d’aujourd’hui.  Fait notable, les personnages de ces films sont presque tous Noirs. Et les films respectent bien le manifeste du cinéma noir brésilien intitulé « Dogme Feijoada », inspiré par le réalisateur Jeferson De en 2000, qui veut que les films soient dirigés par des Noirs, avec des protagonistes noirs, sur des thèmes liées à la culture noire brésilienne, en évitant des personnages stéréotypés ainsi que les super-héros et super-vilains et en favorisant le noir commun.

Des rôles stéréotypés pour les Noirs
Janaina Oliveira
Coordonnatrice du FICINE dont le but est de construire un réseau d’échanges et de projets qui posent la réflexion sur les cinémas noirs de la diaspora et du continent africain, Janaína Oliveira explique : « Les noirs brésiliens sont absents des écrans et des salles de cinémas. Quand ils apparaissent dans les telenovelas, c’est eux qui servent le café, qui volent, qui se prostituent, ils sont toujours montrés dans des rôles négatifs. La proposition qui est faite dans ces courts-métrages c’est de montrer enfin des personnages noirs brésiliens avec des rôles positifs, pour changer cette image fausse qu’il y a de la population brésilienne ». 
La chercheuse Maíra Zenun, qui nourrit le projet de création d’un festival de cinéma dédié à Lisbonne au Portugal, renchérit dans le même sens : « près de 60% de la population brésilienne est noire mais elle est présentée dans le cinéma de façon très irrespectueuse. Ce qui fait que les réalisateurs noirs font aujourd’hui un cinéma de guérilla ». Pour Viviane Ferreira, présidente de l’Association des professionnels de l’audiovisuel noir (APAN), « l’audiovisuel brésilien a produit des films blancs, rendant invisibles les Noirs qui sont pourtant majoritaires au Brésil. Que le cinéma noir montre des personnages noirs, c’est mettre ça en valeur».

Une scène d'un film brésilien
Dans un contexte d’embellie du cinéma brésilien (143 longs-métrages brésiliens distribués, plus de 184 millions d’entrées, 3 168 d’écrans en 2016 d’après le monde.fr), les œuvres des Noirs restent en marge. Dans son article intitulé « L'émergence d'un (nouveau) cinéma noir au Brésil: Représentation, Identités et Négritudes » publié en 2016, Adriano Domingos Monteiro, cite, pour confirmer cette marginalité, une enquête publiée en juillet 2014 et réalisée par le Groupe d'étude pluridisciplinaire Affirmative Action (GEMAA) de l’Institut des études sociales et politiques de Rio de Janeiro. Cette enquête baptisée «Le visage du cinéma national : profil, sexe et couleur des acteurs, réalisateurs et auteurs de films brésiliens» a analysé les plus gros succès du cinéma brésilien entre 2002 et 2012, pour un total de 218 productions. L'enquête montre que sur les films analysés, 84% des réalisateurs sont des hommes blancs, 13% des femmes blanches et seulement 2% des femmes et des hommes noirs. L'inégalité est maintenue lorsque les données se réfèrent à la présence d'acteurs dans les productions cinématographiques. L'enquête révèle que 80% de la distribution est blanche. Des Noirs apparaissent dans seulement 31% des films, très souvent dans des rôles stéréotypés liés à la pauvreté ou au crime.

Le cinéma comme outil politique
Viviane Ferreira
La question du racisme dont sont victimes les Noirs au Brésil a été au centre du débat. Autour de la table, Janaína Oliveira, mais aussi Clément Tapsoba, ancien conseiller du Délégué général du Fespaco, Maira Zenun et Viviane Ferreira, par ailleurs réalisatrice. A ce sujet, cette dernière s’est faite virulente: «Au Brésil, le racisme existe, il est violent et son objectif est d’éliminer la population noire. La structure sociale du Brésil est basée sur l’esclavage et aujourd’hui, on voit que ceux qui ont des possibilités d’accès aux droits et aux privilèges ont des ancêtres qui un jour ont mis en esclavage des corps noirs. Les descendants d’Africains sont victimes de plusieurs racismes, en particulier du racisme symbolique. Ce qui justifie la nécessité de parler du cinéma noir comme outil politique ».
L’APAN qu’elle préside se veut donc un outil de lutte politique qui regroupe des professionnels des cinéastes activistes, qui font des films pensés comme des actes de résistance contre l’exclusion, dans un pays qui n’a pas encore réussit à faire la paix avec son passé esclavagiste. « Il existe pour revendiquer cette posture des corps noirs face à l’industrie cinématographique au Brésil et dans le monde », affirme Viviane Ferreira qui ajoute : « Les dix dernières années, il y a eu un investissement très fort de la part des autorités publiques dans le cinéma mais malheureusement, ces ressources n’ont pas bénéficié aux professionnels noirs. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le seul long métrage de fiction d’un réalisateur noir au Brésil date de 1984 [Amor Maldito d’Adelia Sampaio, également considéré comme le premier film brésilien sur le lesbianisme, NDLR]. J’ai 31 ans, je fais des films depuis 11 ans et j’ai une société de production depuis 9 ans. Mais dans mon pays, je n’ai eu la possibilité que de faire des courts métrages et ça, c’est une anomalie sociale ».

Dépendance des producteurs
Celia Regina Bittencourt
Au Brésil, deuxième pays au monde qui compte la plus grande population noire après le Nigéria, l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE), un organisme public, s’occupe du financement des films, accentuant ainsi la dépendance des producteurs à l’égard de l’Etat. Certains réalisateurs noirs ont bénéficié de financements mais pas assez pour faire un court-métrage. C’est le cas de Viviane Ferreira et d’André Novais qui ont dû recourir au crowfunding. Là encore, les choses n’ont pas été simples : « Au Brésil, la population noire a un accès très limité aux capitaux et c’est très compliqué de se dire que les Noirs eux-mêmes pourront investir dans des films, puisque à partir du moment où les gens doivent financer un film ou manger, ils préfèrent manger », soutient la réalisatrice du Jour de Jérusa. Célia Regina Bittencourt, ambassadrice du Brésil au Burkina Faso, apporte une nuance à ce sombre tableau : « le Brésil est un pays très complexe, nous avons une population marginalisée et c’est nécessaire de poser ces questions mais je pense qu’on a fait des progrès. Le financement est très difficile, le gouvernement demande à des entreprises de financer la culture. Nous avons fait de gros efforts pour aider la culture brésilienne, pas seulement blanche, mais aussi noire et indienne ».

Zozimo Bulbul
Malgré ces propos rassurants, les structures comme le FICINE, l’APAN et le Centre Afrocarioca de Cinéma créé en 2007 à Rio de Janeiro par Zózimo Bulbul, ont vu le jour pour promouvoir la culture africaine du Brésil et les cinéastes noirs. Ils permettent à ce cinéma encore marginal d’être présent sur les écrans pour participer à la construction des imaginaires et des identités, établissent des ponts avec l’Afrique. Ils suivent ainsi les traces d’un mouvement amorcé par Zózimo Bulbul. Une sorte de reconnaissance d’un travail qu’il avait commencé bien avant. Comédien et réalisateur brésilien, Bulbul tient un rôle dans le film La déesse noire (150’, 1978) du Nigérian Ola Balogun, unique co-production Brésil-Afrique jusqu’ici. Ce film raconte le voyage d’un jeune nigérian qui va au Brésil à la recherche de ses ancêtres déportés comme esclaves deux siècles avant. En 2009, Bulbul est invité par le Fespaco pour présenter ses films et ceux de 16 autres réalisateurs afro-brésiliens. En 2010, il participe au Festival mondial des arts nègres à Dakar au Sénégal. En 2013, Bulbul décède à Rio de Janeiro.

Maira Zenun et Clément Tapsoba
Il est à déploré que toutes ces actions, jusqu’ici, n’aient pas aboutit à une seconde co-production Brésil-Afrique. Cependant, Clément Tapsoba rassure de la volonté du Fespaco et de la Fepaci d’intégrer les cinémas de la diaspora : « La FEPACI dès le départ en 1970 avait cette volonté. Il y a eu des appels de pieds et il existe aujourd’hui la région Amérique latine et centrale avec un représentant nommé en 2013 à notre congrès à Johannesburg qui s’occupe de la diaspora de ces régions ». Janaína Oliveira souligne que le Fespaco a toujours eu cette ambition de décoloniser le regard qu’on porte sur le cinéma et d’être un miroir du cinéma noir brésilien. N’empêche qu’au-delà de la volonté collective affichée, les actions concrètes restent rares, et l’amnésie collective bien en place. Janaína Oliveira se veut positive toutefois : « j’espère qu’aujourd’hui c’est simplement le début d’une discussion qui va se poursuivre. L’idée aussi est d’amorcer une réflexion par rapport à comment est-ce que les personnages noirs sont perçus, de réfléchir à des liens qui existent entre les films ».

Stéphanie Dongmo 

mardi 30 mai 2017

Cinéma : Sembène vu par les Africains

Du 9 au 11 juin 2017, Galle Ceddo Projects, en collaboration avec des douzaines d’institutions africaines dont le réseau Cinéma Numérique Ambulant, présente le projet « Sembene à travers l’Afrique » ; une série de trois jours de projections publiques et privées gratuites du film « Sembene ! » de  Samba Gadjigo et Jason Silverman. Cette initiative qui se déroule à travers l’Afrique et la diaspora africaine vise plus de 90 projections publiques dans une trentaine de pays.

Sembene sur un plateau de tournage.

Le film à diffuser célèbre Ousmane Sembène, « le père du cinéma africain », qui a passé des décennies à produire un cinéma visionnaire et pertinent pour une Afrique nouvellement indépendante. « Sembene ! » a eu ses premières projections en compétition aux Festivals Sundance et Cannes et a été projeté dans plusieurs  pays  dans le monde et il  faisait partie de la liste des sept meilleurs films de 2015 et parmi les 10 meilleurs films choisis par le New York Magazine.
A ce jour,  d’après le communiqué de presse qui annonce l’évènement, plus de 90 projections publiques dans 30 pays ont été confirmées, et d’autres sont attendues. Toutes les projections seront gratuites et financées par la Ford Foundation, l’Institut Sundance, les levées de fonds populaires dont une levée de fonds électronique qui s’est déroulée du 1er au 25 mai.
Toutes les projections seront suivies de débats dont plusieurs seront menées par des universitaires et des cinéastes. Une liste complète des projections sera mise à jour sur www. Sembenefilms.com (voir ci-dessous le programme des projections organisées par le Cinéma Numérique Ambulant).

Ecoles du soir pour les Africains
En plus des projections, des séminaires seront organisés à Dakar (Sénégal), Ouagadougou (Burkina Faso) et à Conakry (Guinée). Le film sera diffusé à travers le continent pendant ces 3 jours. L’équipe d’organisation, dont des producteurs et  des consultants, comprend Ngugi Wa Thiong’o, (Kenya) Gaston Kabore (Burkina)  Fatou Kande Senghor, Ousmane Sene et Rama Thiaw (Senegal), Samantha Etane et Issa Nyaphaga (Cameroun),  les professeurs André Siamundele (RDC), Fibby Kioria (Uganda), Jacqueline Nsiah (Ghana), Mickey Fonseca (Mozambique) et Abderrahmane Diallo (Guinee), entre autres
Le projet est motivé par le désir  non réalisé de Sembène de son vivant, et après 50 ans de travail continu, de restituer les histoires africaines aux Africains. Pendant des décennies, à travers la période coloniale, et jusqu’aux indépendances à la fin des années 50 et au début des années 60, les écoles coloniales, les journaux, les télévisions, les films et les langues de l’Europe étaient les seuls vecteurs dominants de la culture africaine. Les cultures africaines étaient marginalisées et criminalisées et plusieurs Africains ont perdu contact avec  leur passé.  Dès son premier film, Borom Sarret (1962), Sembène s’est consacré à faire un cinéma conçus comme « école du soir » pour les Africains.
Ses œuvres ont revu  l’histoire africaine selon une perspective africaine, dénoncé la corruption des dirigeants et célébré « l’héroïsme au quotidien ». Sembène a passé 50 ans à écrire des livres et à faire des films dans un effort sans relâche, de réorienter les Africains après des générations de colonisation. Malheureusement, 10 ans après sa mort, Sembène, un véritable héros d’un cinéma de montée en pouvoir des Africains, demeure inconnu de plusieurs jeunes Africains.

Partager l'héritage de Sembène
De même, ce film documentaire biographique,  plusieurs fois primé de par le monde, demeure inaccessible aux Africains. Cet événement de dimension continentale va célébrer le message de Sembèene sur la prise de pouvoir, la récupération de la culture africaine et le panafricanisme.
Selon Samba Gadjigo, le réalisateur du film et biographe de Sembène, « le projet Sembène à travers l’Afrique vise à inspirer toute personne dévouée au progrès de l’Afrique. » Ce projet représente une étape importante vers notre objectif principal : injecter dans la conscience des Africains le legs de Sembène fait d’histoires  militantes et progressistes.
Usant des nouveaux outils que sont les réseaux sociaux, les technologies numériques et les organisations communautaires, les organisateurs espèrent partager ce documentaire avec un vaste public, qui va apprécier les puissantes histoires d‘Ousmane Sembène à travers le continent.
S.D.

Le Programme des 9 projections du CNA (dès 19h tous les soirs)

Burkina Faso
9 juin : Ouagadougou
10 juin : Koudougou
11 juin : Dédougou
Mali
9 juin : Bamako
10 juin : Ségou
Niger
9 juin : Niamey
10 juin : Dosso
Bénin
9 juin : Ouéga_tokpa
10 juin : Cotonou (Tokan)

Contact : infos@cna-afrique.org

Cinéma : Le Prix CNA est lancé

La 1ère édition de cette distinction initiée par le Cinéma Numérique Ambulant a récompensé quatre films camerounais les plus appréciés du public le 8 mai 2017 à Yaoundé.

Les lauréats avec le CNA et l'UE
Françoise Collet, Ambassadrice de l’Union Européenne au Cameroun, est celle qui a remis le tout premier Prix du Cinéma Numérique Ambulant (CNA) à quatre lauréats pour leurs films. C’était le 8 mai dernier à l’Institut français de Yaoundé, au cours de la cérémonie d’ouverture du tout premier festival du cinéma européen, inaugurant la Semaine de l’Europe au Cameroun. Ces films ont été primés pour avoir eu les meilleurs effets sur les spectateurs durant la période 2015-2016 au Cameroun.

Il s’agit de Ninah’s dowry de Victor Viyuoh (Fintu films, 95mn, fiction, 2012, fiction) ; Prends ma place (Ho’ou Babal Am) de Bako Moustapha (30mn, Cameroun, 2004, fiction), Afrique les petits métiers de la rue de Guy Foumane et Sébastien Tézé (2PG Pictures, 12mnx10, documentaire, 2006), et Etat civil de Cyrille Masso (15mn x 3, 2016, fiction). Des films sur lesquels le CNA possède les droits d’exploitation non exclusifs, et qu’il propose régulièrement à son public qui les a plébiscités, au cours de projections nocturnes et en plein air.
Ninah’s dowry (la dot de Ninah en français) parle d’une jeune femme de 20 ans, mariée depuis sept ans et déjà mère de trois enfants. Elle subit au quotidien les violences de son mari et quand elle entreprend de le quitter, celui-ci exige le remboursement de sa dot. Ce long-métrage, assurément l’un des meilleurs produits au Cameroun ces cinq dernières années, a été diffusé par le CNA principalement dans les régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. Il y a été très apprécié du public parce qu’il décrit des réalités bien connues (il est inspiré d’une histoire vraie), et parce qu’il est tourné en pidgin-english, langue la plus courante dans ces régions. Les échanges d’après projections ont souvent été vifs, en présence des acteurs du film qui a rassemblé plus de 13 000 spectateurs, en 27 projections publiques.

Autre production primée, Afrique les métiers de la rue, une collection de courts-métrages documentaire proposée par Blaise Pascal Tanguy. Elle présente une succession de petits métiers informels qui prospèrent dans les rues de pays d’Afrique et sont pratiqués par des jeunes qui n’ont pas pu s’insérer dans le secteur formel : cordonnier, laveur de voitures, charmeur de serpent, vendeur de médicament, fabricant de marmites, casseur de pierres, creuseur de sable, etc. Les populations des régions Centre, Littoral, Sud et Ouest en particulier, ont apprécié la justesse de ce documentaire et surtout l’abnégation des différents acteurs qui travaillent dur pour gagner leurs vies. Les petits métiers présentés ici reflètent le quotidien du commun des Camerounais, dans un pays où l’informel a pris une place énorme. Le film a été diffusé 53 fois, pour 12 000 spectateurs.

Ho’ou Babal Am, en français Prends ma place, a été produite par l’Association Rayons de soleil et sert de support aux activités de sensibilisation contre le mariage forcé et précoce, qui pousse très souvent les jeunes filles à la déscolarisation. Il raconte l’histoire d’Hawa, qui est donnée en mariage par son père à 13 ans et obligée de quitter l’école. 20 ans plus tard, son ancienne camarade de classe devenue médecin va sauver la vie de son père malade. Celui-ci va alors regretter de n’avoir pas laissé sa fille poursuivre ses études. Ce film a été diffusé dans le grand nord (Extrême-Nord, Nord, Adamaoua), ainsi que dans les quartiers à dominance musulmane au cours de 65 projections, réunissant plus de 52 000 spectateurs.

La dernière production primée est un film de commande produit par le Ministère de l’Administration territoriale, la société conseil Civipol et le Cinéma Numérique Ambulant pour accompagner une campagne de sensibilisation à l’établissement des actes d’état civil (naissance, mariage, décès). Il décrit les malheurs de Moli, une brillante élève de 10 ans qui ne peut présenter le Certificat d’études primaires faute d’acte de naissance. Plus tard, le défaut d’acte de naissance va encore l’empêcher de se marier légalement et de toucher une réversion à la mort de son mari. Au total, le film a été diffusé 140 fois dans plus de 100 localités différentes, rassemblant plus de 100 000 spectateurs.

Le choix du public
D’après Stéphanie Dongmo, Présidente du CNA Cameroun, « le Prix CNA a pour objectif de stimuler le secteur cinématographique, de promouvoir la diffusion et d’encourager les professionnels du cinéma à tenir compte du public dans la conception des films. Ce prix met en lumière les raisons pour lesquels les films ont été appréciés du public, et donne aux cinéastes des retours concrets sur les envies, les goûts du public. Ils pourront ainsi faire des films qui répondent mieux aux préoccupations actuelles. La finalité étant de faire en sorte que le choix du public soit désormais un facteur suffisamment pris en compte dans la production d'un film, ce qui n'est pas encore le cas. »
Le prix récompense donc les films de tous genres : documentaire et fiction, patrimoine et sensibilisation, film d’auteur, de commande ou commercial, en anglais, en français ou en langues locales, sans aucune distinction. La première édition de ce Prix qui se veut annuel a été soutenue par la délégation camerounaise de l’Union européenne.
Les quatre lauréats se sont dits honoré de cette distinction accompagnée de lots en nature, des appareils photos numériques en l’occurrence. Blaise Pascal Tanguy explique : « c’est une reconnaissance très forte de sens qui m’a beaucoup ému parce que nous faisons des films,  mais tant que ceux qui les regardent ne sont pas satisfait, nous n’aurons jamais assez de force pour continuer. C’est ma première reconnaissance en tant que réalisateur et producteur et du fond du cœur, je dis merci au CNA pour l’initiative et merci au public qui a aimé ce que je fais, qui a plébiscité mes œuvres. Pour les prochaines éditions de ce prix, j’aimerais que la récompense soit la participation du CNA au prochain film du producteur, en préachat. Ce serait beaucoup plus fort et intéressant ».

Ashley Tchameni 

Théâtre: le retour aux sources

Le 24 mai, la pièce Tombeau, mise en scène par Jacobin Yarro, a été représentée à l'Institut Français de Yaoundé, dans le cadre du projet Programme Mémoires libérées que dirige le Programme La Route des Chefferies. 

Jacobin Yarro et ses comédiens.
Le texte est de Léonora Miano, tiré de "Red in Blue Trilogie, sa première œuvre pour le théâtre. La trame de la pièce : un Américain, Afrodescendant, décide de venir mourir au Mboasu, pays longtemps rêvé, fantasmé même, dont il a appris, grâce au test ADN, qu'il est originaire. Mais le Mboasu, pays de l’amnésie par essence, est-il prêt à accueillir sa dépouille? Rien n’est moins sûr. 
On a souvent traité de la traite des Noirs. Le Sénégalais Moussa Touré a même réalisé récemment le docu-fiction « Bois d’ébène », qui suit à la trace des fils d’Afrique depuis l’arrachement violent à leur terre jusqu’à un pays outre atlantique où ils sont mis en esclavage, en passant par les horreurs de la cave d’un navire négrier. Mais rarement on a traité de la question des dépouilles. De tous ces morts sans sépulture dont les tourments physiques ont cédé la place à des souffrances spirituelles (qui, elles, sont pires) et qui ont besoin d’un point de chute, même symbolique. 
Cet angle-là, bien plus que la mise en scène, la scénographie où le jeu des comédiens, m’a le plus intéressé. Auteure du recueil de nouvelles « Aujourd’hui, je suis mort », j’ai pleinement conscience de vivre aussi bien avec les vivants qu’avec les morts. La frontière entre l’ici et l’ailleurs peut être bien ténue. 
 Sur ceux qui sont partis comme sur ceux qui sont restés, la traite a laissé des séquelles profondes, irréversibles, même si la plupart des auteurs tournent davantage leurs regards du côté de ceux qui sont partis. D’où l’amer constat de cette incompréhension qui existe entre les Africains et les Afro-descendants. 
Les premiers ne comprennent pas cet amour désespéré qu'ont les seconds, enviés la plupart du temps, pour un continent qui les désespèrent. Les Afro-descendants eux, ne comprennent pas l’indifférence, un accueil encore trop timide. Marginalisés souvent dans les pays qui sont devenus les leurs par la force des choses, ils construisent dans leur imaginaire une Afrique qui n’existe plus, qui n’a peut-être jamais existé. Le choc avec la réalité peut être rude. 

Peur et repli sur soi
Dans la pièce, les hésitations des gens du Mboasu pour accueillir la dépouille de cet homme qui a choisi de passer la porte du non-retour en sens inverse, est présentée comme de l’égoïsme, le refus de partager des terres… Moi, je n’y vois que de la peur, un repli sur soi qui, s’il n’est pas légitime, peut tout à fait se comprendre. 
La peur entraîne le repli sur soi, utilisés comme stratégies de défense lorsqu’on n’en a pas d’autres, l’oubli aussi. Chacun se protège comme il peut. S'anesthésier, effacer la douleur, annihiler le déchirement, vivre l'aujourd'hui en essayant de ne pas trop penser à l'avenir. Voilà ce à quoi nous sommes réduits. Ce faisant, la blessure ne cicatrise pas, le malaise perdure. Le processus de guérison sera long. En tout cas, je ne serai plus là pour en voir le bout. A moins que… 
 Nous sommes un peuple sans mémoire. Même dans nos familles, nous vivons sans mémoire. Autour de moi, je connais très peu de gens qui peuvent remonter dans leurs arbres généalogiques jusqu’à la 5ème génération. Personnellement, j’ai déjà eu beaucoup de peine à rassembler les noms de tous mes grands-parents, n’en ayant connu qu’un des quatre. Il y a quelques temps, j’ai entrepris d’établir mon arbre généalogique aussi loin que je pouvais. Inutile de vous dire que je ne suis pas allé bien loin. Ma famille me regardait poser des questions ahurie, ne comprenant pas à quoi cela me servait de connaître les noms de mes aïeuls. Elle comprenait encore moins que je m’intéresse aussi à leurs histoires : comment ils ont vécu, comment ils sont morts. 
 Beaucoup de mes aïeuls sont tombés dans le maquis, d’autres sont morts jeunes, ne léguant à leur descendance que la douleur, le désordre. Ces descendants ont eu à cœur de mettre de l’ordre dans le chaos dont ils avaient hérité. Ils ont ainsi vécu simplement leurs vies, au jour le jour, sans s’encombrer d’un passé trop douloureux. Ils nous ont appris à vivre essentiellement l’aujourd’hui déjà bien rempli de questionnements pour la survie. Et si nous n’y faisons attention, c’est cette amnésie-là que nous transmettrons à nos enfants.
Raviver la mémoire de la traite négrière c’est bien. Mais comment se l’approprier si déjà dans nos cellules de base, l’histoire des pères ne se transmet pas aux fils, si la fille ignore tout de la vie de sa mère, ne sait rien de ses amours, de ses déchirements intérieurs, de ses rêves échoués ? Les enjeux ne sont pas les mêmes, c’est vrai, mais la base est là. S’enraciner dans une famille, dans une communauté et dans un peuple pour accueillir son frère venu d’ailleurs. Se connaître soi-même pour s’ouvrir aux autres. Guérir de ses blessures pour mettre du baume sur celles des autres. S’aimer pour aimer l’autre. Ce n’est qu’à cette condition que le fait de franchir volontairement la porte du non-retour, va conduire à un espace de vivre-ensemble, pour qu’une nouvelle page de l’Afrique puisse enfin s’écrire, par ses enfants du continent et d'ailleurs.
Stéphanie Dongmo