mardi 25 décembre 2012

Olivier Barlet : Les cinémas d’Afrique des années 2000


Directeur des publications d'Africultures, Olivier Barlet a publié en mai 2012 Les cinémas d'Afrique des années 2000 : perspectives critiques" dans la collection Images plurielles qu'il codirige aux éditions L'Harmattan. Cet essai, qui se réfère aux réflexions de l'équipe de la revue Africultures depuis sa création mais aussi à tout son travail critique, propose une analyse de la rupture esthétique à l'œuvre dans ces cinématographies et de leur nouveau positionnement, dégageant ainsi leur pertinence pour le monde d'aujourd'hui.
Interview publiée sur www.africultures.com

Olivier Barlet

Après Les cinémas d'Afrique noire, le regard en question (L'Harmattan, 1996), vous publiez Les cinémas d'Afrique des années 2000 : perspectives critiques. En quinze ans, qu'est-ce qui a fondamentalement changé ?

En 1996, un changement était à l'œuvre que je ne pouvais percevoir à l'époque, mais qui ouvre une nouvelle période, tant au niveau de l'esthétique que des contenus. Ce nouveau livre correspond à un nouvel état du monde, de l'Afrique et de son cinéma, que j'envisage comme le triomphe de l'incertitude : confrontés à la globalisation et à la crise tant systémique qu'écologique, nous ne savons pas où nous allons. Le livre démarre sur le désarroi des réalisateurs, renforcé par le drame des brûleurs. Les recherches identitaires qui ont marqué l'époque postcoloniale ont débouché, pour échapper aux fixations bloquantes, sur une remise en cause de l'identité en tant que telle : on sort de la territorialité pour se déterminer de plus en plus comme appartenant au monde, les artistes refusent de se laisser enfermer dans les grilles africaines. Cela correspond à la revendication de sortir de la marginalité pour appartenir à égalité et en pleine dignité à l'humanité. C'est exactement ce que revendiquait Afrique sur Seine en 1955, que l'on considère comme le premier film africain. Bien sûr, on est revenu de la fascination pour la "civilisation" que suggérait ce film, mais on voit les artistes développer des stratégies esthétiques conduisant à une parole sur le monde et pas seulement sur l'Afrique, et cela même si le Continent reste leur ancrage et leur préoccupation première. Sans que leurs films perdent en pertinence pour l'Afrique, ils se situent souvent dans l'errance, dans l'entre-deux culturel, dans l'hybridité, dans la pluralité des influences et des sources.


Comment comprendre ce nouveau positionnement ?

Ce nouveau positionnement détermine une nouvelle esthétique beaucoup moins linéaire, moins sécurisante pour le spectateur qui sera davantage mobilisé. C'est très visible dans le premier film de Mahamat Saleh Haroun, Bye bye Africa, et dans tous les films d'Abderrahmane Sissako qui peuvent désarçonner le spectateur. Le récit ne mobilise plus des héros avec qui s'identifier, comme c'est encore le cas dans le dernier film de Sembène Ousmane, Moolaade : la pluralité des significations possibles ouvre la perception et c'est plutôt la responsabilité de chacun qui est convoquée dans le constat de nos faiblesses, lesquelles ne sont pas jugées car nos incertitudes, par leur ouverture au changement, sont aussi nos beautés. Ce nouveau cinéma ne revendique pas de nous amener à un endroit précis (qui serait de l'ordre de l'idéologie ou de la pédagogie) mais nous propose un nouveau positionnement qui met l'humain en avant plutôt que l'homme africain. Cette recherche d'une parole pertinente pour répondre aux enjeux du présent est parfaitement en continuité avec la quête incessante des cultures noires vers un nouvel humanisme en rupture avec l'universalisme qui a fondé la hiérarchie des races, la traite et la colonisation, et qui permette de mieux vivre dans un monde qui se globalise à toute vitesse.


"Viva Riva" de Djo Munga
Quelle est la pertinence de ces nouvelles cinématographies ?

Les stratégies développées par les cinéastes d'Afrique ne sont pas forcément africaines : on peut les retrouver dans d'autres continents. Mais la spécificité africaine tient dans son expérience historique : la traite, la colonisation, l'apartheid. Être confronté durant des siècles à l'imposition par l'Autre de sa culture, au prix d'une violence inouïe, marque durablement, mais une fois que l'on sort de la position de victime s'ouvre là une perspective essentielle pour le monde d'aujourd'hui : la créolisation et l'imprévisible. Sans cesse traversés par la culture de l'Autre, les Africains sont des hommes planétaires avant la lettre et leurs artistes peuvent nous aider à bien vivre la globalisation qui nous angoisse. De même, la crise nous place dans une position anxiogène de sidération, alors même qu'il faudrait s'en saisir pour bâtir du nouveau en acceptant l'imprévisible et en en faisant même un atout. Cette double expérience est présente dans cette nouvelle esthétique ouverte aux vents de l'incertitude et du doute qui caractérise les films les plus marquants des années 2000. Ce n'est pas nouveau mais plus que jamais, les expressions culturelles africaines portent ainsi un message pour l'ensemble de l'humanité.


Ce second ouvrage a été élargi aux cinématographies du Maghreb, pourquoi cette ouverture et comment se positionnent les cinémas du Maghreb par rapport aux cinémas d'Afrique noire ?

Le travail d'Africultures prend en compte l'Afrique dans sa totalité et sa diversité. Malgré la rupture géographique du Sahara et la blessure encore vive des traites arabo-musulmanes et de leurs relents racistes, et au-delà de l'idéologie panafricaniste, des ponts existent dans les stratégies narratives et esthétiques développées par les cinéastes du Continent. Je m'attache dans le livre à les dégager en passant sans cesse des uns aux autres. Certes, on parle des Africains dans le Maghreb sans s'inclure dans cette dénomination et l'africanité y est bien floue, que ne ressoudent que la Coupe d'Afrique des Nations et certaines manifestations culturelles. Certes, l'image du Noir et de l'Arabe sont très différentes dans les imaginaires occidentaux auxquels les cinéastes sont appelés à répondre, mais Noirs et Arabes ont en commun le fait colonial et le vécu migratoire en Europe francophone. Ils ont des combats communs et les problématiques afférentes. Les liens économiques sont forts et, à travers les Journées cinématographiques de Carthage et le Fespaco, mais aussi la Fédération panafricaine des cinéastes, les cinématographies africaines sont historiquement très liées et manifestent régulièrement leur volonté de le rester.


"Ali Zaoua" de Nabil Ayouch
Dans le premier essai, vous avez consacré un seul chapitre à la critique. Mais aujourd'hui, vous la placez au cœur de la compréhension des cinématographies d'Afrique. En quoi est-elle urgente ?

Pour trois raisons : la première c'est que j'ai voulu centrer les choses sur mon travail qui est la critique de cinéma, alors que la plupart des ouvrages adoptent d'autres démarches. La deuxième, c'est que dans l'état actuel des choses, avec la banalisation de la création facilitée par les outils numériques, la critique est essentielle pour résister au mimétisme face au discours tant esthétique que culturel dominant. La troisième, c'est que j'accompagne depuis 2003 l'émergence de ce qui est devenu la Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC) à travers de nombreux ateliers dans différents pays. J'ai senti qu'un outil de ce genre serait important pour mes collègues, comme une boîte à outils. Il permet d'avoir des références de films sur toutes les problématiques qui se posent, de cerner les stratégies narratives, thématiques et esthétiques utilisées par ces films, et d'appréhender l'état du débat sur la plupart des questions critiques. Ce livre, qui est muni d'un index, est ainsi une somme pouvant servir de référence, le livre progressant par questions et laissant le lecteur libre d'apporter lui aussi ses réponses. Un livre, c'est toujours une proposition de débat : on écrit en espérant que quelqu'un nous répondra. Je ne demande qu'à être critiqué si on me laisse répondre ! J'ai toujours dit que nous manquons d'écrits de journalistes et universitaires africains sur le cinéma. Je dirige la partie cinéma de la collection Images plurielles à l'Harmattan, mais reçois extrêmement peu de propositions de manuscrits !


Depuis 2004, la critique africaine s'est effectivement constituée en Fédération. De quel poids pèse-t-elle ?

Mon livre porte sur les enjeux critiques, c'est-à-dire les conditions pour que le cinéma soit un art critique. C'est pour moi aussi l'enjeu de la fédération : que ceux qui ont pour métier le journalisme ou l'enseignement du cinéma aient un travail suffisamment approfondi pour que, grâce à leurs écrits, les choses avancent aussi bien au niveau de l'histoire des cinémas d'Afrique, de la compréhension des tendances à l'œuvre que de la critique des films et de leur accompagnement médiatique sur le terrain. Quels grands critiques africains sont aujourd'hui à même de représenter ces cinématographiques au niveau international, de participer à des colloques, de présenter des films à des festivals, d'opérer les comparaisons et de dégager les tendances qui permettent aux films de sortir de la logique éphémère du marché ? Ils sont trop peu nombreux. Des jeunes émergent et travaillent : le site africine.org de la Fédération en rend largement compte. Mais ils manquent d'outils. On trouve quelques monographies de cinéastes et quelques compilations d'articles. Jean-Marie Mollo Olinga vient de sortir un ouvrage sur la critique [Éléments d'initiation à la critique cinématographique, L'Harmattan] qui constitue un mode d'emploi très pratique. Mais en termes d'histoire du cinéma, d'analyse des tendances, de documentation globale, de vision critique, il n'y a pas grand-chose. Un travail est à faire et la fédération peut jouer un grand rôle de soutien et de mise en réseau.


La critique africaine a-t-elle les moyens nécessaires pour jouer véritablement son rôle dans un contexte de grande précarité et de léthargie des associations ?

Le problème est effectivement que le métier de journaliste culturel, et encore plus de critique de cinéma, est très flageolant dans la plupart des pays, les rédactions étant peu intéressées par les critiques. Ce n'est pas motivant car on a du mal à en vivre. Là encore, l'international peut jouer un rôle à la fois d'appoint et d'aiguillon. Régulièrement, on me demande s'il y a des critiques africains qui pourraient être sollicités pour telle ou telle action, que ce soit en termes d'écriture ou de présence sur des événements. Il y a des places à prendre mais je reconnais que sur place en Afrique, c'est difficile, ça suppose beaucoup de motivation !


Des vidéos produites au Nigéria 
Quelle posture le critique africain doit-il adopter face au déferlement de la vidéo ?

Ce n'est pas moi qui définis ce que doit faire un critique. J'ai mon opinion et je le mets dans mon bouquin.

Quelle est votre opinion ?

Mon opinion sur la vidéo est que c'est un formidable outil. Le grand progrès est de pouvoir faire des films sans devoir s'accrocher à des aides occidentales. Mais le résultat n'est pas brillant au niveau cinéma. On fait de l'audiovisuel, on fait du film vendeur, on suit le modèle dominant parce qu'on n'a pas développé l'esprit critique nécessaire pour aller dans d'autres directions. Un produit populaire qui cherche à plaire est souvent pauvre en cinéma. Certes, le cinéma a toujours été un art populaire et divertir, c'est aussi une fonction du cinéma. Mais si on veut parler d'art critique, cela concerne la mobilisation du spectateur : lui donner la parole pour qu'il repense les possibles, développe l'espoir, forge des utopies et puisse aller de l'avant dans la prise en main de son propre devenir. Quand le Nigeria sort 2 000 films par an dans les bonnes périodes, est-ce en soi une bonne nouvelle ? Le résultat est souvent affligeant, avec une violence sans recul qui n'est pas sans conséquences sur la jeunesse et la société.


Mais est-ce que populaire et vidéo ne sont pas finalement les deux mots clés de la survie des cinémas d'Afrique dans la mesure où ils assurent la rencontre avec le public et l'autofinancement 
?

Why not ? Économiquement parlant, c'est sûr et il faut de la diversité pour faire une industrie du cinéma. Le problème est qu'aujourd'hui, les auteurs qui cherchent à faire des films plus exigeants en terme de travail sur l'image, la lumière, le son, les acteurs, etc. ne trouvent plus les fonds nécessaires aux équipes techniques. Les films qui ont le potentiel de circuler dans le monde et de représenter les problématiques africaines et humaines auprès d'un public international deviennent rares. La vidéo bon marché, c'est souvent rester chez soi. C'est bien que ça existe, mais on tourne en rond sur soi-même. Où est la transmission au monde ? Où est le dialogue des expressions culturelles contemporaines ? Il faut une diversité à la fois des produits populaires et des produits d'auteurs qui n'auront pas les mêmes diffusions. Même si l'histoire du cinéma montre que le cinéma d'auteur peut aussi être populaire, les films d'auteur seront plus dans les niches culturelles mais par contre, dans de grands festivals internationaux, ils arriveront à représenter les logiques à l'œuvre, et faire en sorte que l'Afrique ne soit pas complètement absente de ces rendez-vous-là. Ils ne représenteront que leur propre singularité, éventuellement critique, et non leur pays (ce ne sont pas des ambassadeurs) mais ils le feront en égalité avec les autres pour que l'Afrique appartienne au monde et ne soit plus enfermée dans la marginalité d'un Continent "oublié" ou "des douleurs".

Vous citez l'exploitant de cinéma Frédéric Massin qui dit que "la fermeture des salles était inéluctable" dans plusieurs pays africains. Quel est l'intérêt des cinémas ambulants pour les cinémas d'Afrique ?

Le cinéma ambulant est une excellente solution, à la fois ancienne et moderne, souvent dirigé vers les milieux ruraux qui n'ont pas accès aux films. L'enjeu est que ça s'inscrive dans une continuité d'animation socio-culturelle. Mais les salles de cinéma sont essentielles : le cinéma doit pouvoir se voir à plusieurs car il joue son rôle dans la construction du goût, de la culture et de la communauté. Il est important que dans une société, on puisse rire, pleurer ou avoir peur ensemble !


Le Cinéma Numérique Ambulant au Bénin
Vous écrivez que la vidéo à la demande sur internet est un mode de diffusion à explorer pour les cinémas d'Afrique. Pourtant, ce n'est pas du collectif. Et regarder un film sur l'écran d'un téléphone portable, est-ce encore du cinéma ?

Ce sont des outils pour élargir le marché, la rentabilité et l'impact des films au niveau planétaire. Cela reste du cinéma, mais pas de la vision collective, à moins qu'on trouve les voies de restaurer une vision commune comme c'est souvent le cas en Afrique. Je pense qu'il ne faut pas lâcher sur la réouverture d'un certain nombre de salles, au moins deux ou trois par capitale, c'est important. Et s'il faut vendre du fastfood et du pop-corn pour rentabiliser, pourquoi pas ? En tout cas surtout en faire des lieux vivants, ouverts aux autres arts, et lieux de débats et donc de démocratie. Une salle est essentielle parce qu'elle permet la vision collective, la qualité de la projection et le fait que du grand cinéma peut aussi y être projeté dans les conditions qu'il mérite. Partager secrètement ses émotions dans une salle noire devant un grand écran est une expérience fondamentale et fondatrice. Je vois souvent les films en dvd pour mon métier, mais le plaisir est décuplé dans une salle de cinéma !

Des salles de cinéma dans les capitales : le cinéma n'est pas un art réservé aux citadins…

C'est un minimum ! Après, les autres modes de diffusion peuvent compléter et donner envie d'en voir plus, 
 dans de vraies salles, lorsqu'on sort ensemble, en couple, en groupe… Avec le numérique, on peut imaginer la multiplication des espaces de vision des films qui restaureront l'expérience cinéma.

Après Les cinémas d'Afrique des années 2000 : perspectives critiques, quel sera votre prochain livre ?

Je n'en sais rien, là, je fais une pause ! J'ai mis quatre ans à faire chacun de mes bouquins, c'est quand même un énorme boulot vu que ce ne sont pas des compilations mais une véritable écriture. Il faudrait des monographies sur les réalisateurs, des outils pédagogiques, des analyses de films parce que ça manque beaucoup aux élèves et étudiants pour aborder le cinéma : il en faudrait sur les films d'Afrique.

Propos recueillis par Stéphanie Dongmo 

lundi 17 décembre 2012

Cinéma: parole aux réalisatrices africaines

Oswalde Lewat (Cameroun), Isabelle Boni-Claverie (Côte d'Ivoire), Fanta Regina Nacro (Burkina Faso), Rahmatou Keita (Niger), Monique Phoba Mbeka (Congo), Farida Benlyazid (Maroc), Nadia El Fani (Tunisie), Rama Thiaw (Sénégal). 
Huit cinéastes africaines racontent leur cinéma à l'occasion d'un colloque international sur les 40 ans de cinéma des réalisatrices africaines francophones qui s’est tenu les 23 et le 24 novembre au Musée du Quai Branly et à la Bibliothèque nationale de France à Paris. Par Stéphanie Dongmo et Anglade Amedée.


jeudi 13 décembre 2012

Cyril Trimaille : « Le langage des banlieues fait peur en France »


Enseignant-chercheur en sciences du langage, sociolinguiste au laboratoire Lidilem de l’université Stendal de Grenoble III, auteur d’articles sur les pratiques et la socialisation langagières, il explique l’origine du « langage des banlieues » qui apparaît comme une résistance à la ségrégation sociale, spatiale et économique. Il dénonce aussi les préjugés qui entourent des parlers qui ne sont pas l’apanage des banlieues en France. Des parlers que plusieurs auteurs utilisent dans leurs ouvrages, comme Jean Eyoum avec "Super cagnotte" et Sylvie Oyahon pour "Les bourgeoises". 


Comment définir les pratiques langagières que l’ont qualifie de « langage de banlieue » ?
C’est un ensemble hétérogène de façons de parler différentes de ce qu’on pourrait appeler le français standard, considéré comme ce qui n’est pas marqué régionalement ou socialement. Or, où qu’on aille, le français est toujours parlé de façon plus ou moins marquée. C’est difficile de définir ce qu’on appelle un « langage de banlieue » parce qu’il y a plusieurs contextes régionaux différents. Dans les cités d’habitats collectifs de banlieue, on a des jeunes descendants d’immigrés qui renouvellent et créent ces pratiques langagières. Mais elles circulent, on trouve des façons de parler très proches dans des quartiers centraux ou péri-urbains. Après, c’est une question de fréquence d’intensité des phénomènes. Si on cherche une constance dans les différents endroits où on rencontre ce type de pratiques, on a une sorte de mélange entre des formes traditionnelles du français populaire, notamment la grammaire, le lexique, des innovations lexicales et phonétiques, des emprunts à différentes langues. Cela dit, tout le monde peut se faire une idée partielle de ce que c’est, même si ce n’est pas forcément juste.

Quel est le terme qui convient pour désigner ces parlers ?
C’est une question pertinente qu’on se pose depuis plusieurs années qu’on travaille sur la question, je ne pense pas qu’on y ait trouvé de réponse satisfaisante. J’utilise le terme de pratiques langagières de jeunes urbains, c’est plus ouvert et ça rend mieux compte de l’hétérogénéité de ces parlers et du fait que ça bouge, sachant que les locuteurs ne sont pas toujours des banlieusards et que tous les banlieusards ne parlent pas de la même manière. On a aussi étudié les façons de désigner ces pratiques chez monsieur et madame tout le monde. On se rend compte que les gens utilisent des expressions qui sont elles-mêmes utilisées par des jeunes : le djuns, le ziva, le wesh… L’étape suivante c’est que ces expressions vont servir à désigner leurs locuteurs, renforçant les préjugés négatifs à leur égard.

Comment comprendre que ces parlers, créés justement pour être utilisés dans un réseau communicationnel hermétique, finissent pas se vulgariser ?
Je ne sais pas si c’est un réseau communicationnel complètement hermétique, mais en tout cas, il y a une forte fonction de connivence. En même temps qu’on communique, on manifeste, on construit la solidarité et l’insertion dans le groupe, c’est un phénomène universel, une des fonctions du langage en général, et de ce type de pratiques en particulier. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Depuis longtemps, on a observé en français, mais pas seulement, que beaucoup de variations linguistiques considérées comme populaires et/ou juvéniles, font évoluer une langue de façon plus ou moins rapide et consciente. Il y a des écrits du début du 20ème siècle qui montrent déjà, avec la volonté de les dénoncer, ces phénomènes. La question qui se pose est de savoir quelles dynamiques sociales il y a derrière cette diffusion ? L’une des premières dynamiques, il me semble, c’est une certaine fascination qui fait qu’on va avoir tendance à utiliser des termes, prononciations et expressions qui ont d’abord été diffusés dans ces groupes de jeunes de milieux populaires. Une autre dynamique plus contemporaine c’est qu’on a tendance à avoir des relations plus informelles, y compris en milieu professionnel, dans les situations où auparavant, on avait une distance sociale assez grande, notamment pour des raisons hiérarchiques. Aujourd’hui, on aurait une sorte d’informalisation de ces relations qui font qu’on va recourir à des termes moins formels plus connotées populaires, jeunes ou anti-conformiste. Mais on peut aussi voir derrière un subterfuge qui masque la domination, la rend plus soft sans la faire disparaître.

Est-il possible de retracer l’historique de ces parlers en France ?
Ces pratiques sont la continuation de ce qui était le français dit populaire des classes ouvrières. Un des temps qui a déterminé leur éruption, est lié aux années 60/70 une forte concentration de populations, notamment d’immigrés, dans des quartiers qui, rapidement, sont devenus des zones de relégation à la fois spatiale, économique et symbolique. Cette sorte de ségrégation implique le développement des connivences et des formes de résistance symbolique, culturelle et langagière. Il y a toujours eu une sorte de résistance langagière à la domination économique et sociale. A cela s’ajoute la ségrégation spatiale. Et puis, la présence importante dans ces zones de descendants d’immigrés fait que ça diversifie les sources pour alimenter ces pratiques. Du coup, on a une sorte de pot commun qui va inclure le français, l’arabe dialectal, des langues d’Afrique central et de l’Ouest, l’espagnol, le portugais selon les situations, les villes, les quartiers.

Est-ce ainsi que les langues se renouvellent ?
C’est une des dynamiques des changements linguistiques. De manière schématique, les langues changent de deux manières : de façon consciente, c’est-à-dire que des gens qui ont la légitimité linguistique comme les écrivains et les médias sont des prescripteurs de normes, c’est un changement du haut. Soit de façon inconsciente par la diffusion des formes venues d’en bas de l’échelle sociale. Petit à petit, on modifie les prononciations, on introduit de nouveaux mots dans le vocabulaire. Ce sont des processus à l’œuvre dans toutes les langues, alimentés par les usages populaires.

Y a-t-il une résistance face à cette diffusion ?
Je pense qu’on a une double représentation des pratiques langagières des jeunes urbains. D’un côté, ces formes de langage fascinent parce que c’est créatif, c’est un renouvellement, une incarnation de la diversité. On est à une époque où on célèbre la diversité comme quelque chose d’extraordinaire en même temps qu’on a des politiques d’assimilation, c’est le côté ambivalent de l’idéologie et de la politique culturelle de la France. D’un autre côté, le « langage de banlieue » fait peur parce qu’en France, on est très attaché à une pureté largement fantasmée du français. Ca fait peur aussi parce que c’est porté par une jeunesse qui fait peur. De mon point de vue, ce n’est ni un enrichissement ni un danger pour la langue française, le changement déterminé par des conditions socio-historiques d’usage des langues étant le destin de toute langue. S’il y a un danger, il est plutôt dans la ségrégation économique et sociale qui, elle, va générer l’exclusion sociale et éventuellement linguistique. Quand on dit que les jeunes en parlant comme ça s’excluent d’eux-mêmes de la société, on oublie que s’ils en sont là, que s’ils cherchent à construire de la connivence, de la solidarité et de l’exclusivité linguistique, c’est aussi parce qu’ils sont et se sentent exclus de la société.

Quel peut être l’avenir de ces pratiques langagières ?
Cela va dépendre de la situation sociale des locuteurs. Ce qui est sûr c’est qu’elles vont évoluer et qu’il y a de fortes chances qu’elles nourrissent le français commun. C’est déjà le cas d’ailleurs. Quand on tend l’oreille dans la rue ou même dans les médias, on se rend compte que des mots de verlan, certaines expressions comme kiffer, ça déchire, sont rentrées dans l’usage commun, au moins chez les jeunes adultes des classes moyennes. Une des questions qui se pose à mon sens c’est de savoir si et dans quelle mesure les jeunes qui deviennent adultes vont conserver ou abandonner certaines pratiques langagières. En France et ailleurs, on a malheureusement tendance à associer une façon de parler différente à une forme d’infériorité sociale voire intellectuelle. Je récuse cette vision-là, ça n’a absolument aucun fondement cognitif. Mais je ne nie pas non plus le fait qu’il y a le problème de l’échec scolaire pour une partie de cette jeunesse. Cela n’est pas exclusivement lié à leur façon de parler mais à des déterminismes sociaux, en grande partie.

C’est quand même lié aussi à leur capacité d’écrire correctement ou non le français ?
Au lycée ou à l’université,  on rencontre des problèmes de compétence à l’écrit chez beaucoup d’autres jeunes. Mais effectivement, quand vous cumulez des difficultés sociales et spatiales, sociologiquement, vous êtes moins bien parti pour écrire correctement et pour réussir à l’école. Ce n’est pas un phénomène nouveau, ça se renforce parce que la ségrégation se renforce.
Propos recueillis par Stéphanie Dongmo 

lundi 10 décembre 2012

Jean Eyoum : « Je rends hommage à Molière »


Agé de 21 ans, ce jeune homme d’origine camerounaise publie Super cagnotte, une transposition de L’avare de Molière. Etudiant en commerce international, il a écrit son livre en « langage de banlieue » mais s’exprime dans un français châtié. Il parle de l’adaptation de son texte au théâtre et de l’hommage qu’il veut rendre à Molière.

Jean Eyoum
D’où vous est venue l’idée d’écrire une œuvre qui serait inspirée de L’avare de Molière ?
C’est arrivé comme ça en 2005. J’étais au lycée, c’était les vacances de Noël, le temps était mauvais,  je ne pouvais pas sortir. J’ai commencé à relire L’avare que j’aime beaucoup et je me suis dis : tiens, je peux le faire. J’y suis allé d’une traite et en une semaine, j’avais le texte prêt. Je l’ai retravaillé et enrichi après.

Mais pourquoi L’Avare ?
Parce que, de toute l’œuvre de Molière, c’est L’avare qui m’a fait le plus rire, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cette pièce. On dit que l’avarice est un vilain défaut, c’est un défaut qui traverse les générations. Je me suis approprié cette œuvre en me référant aux personnes que je connais, en exagérant un peu. Ce qui m’a le plus touché dans l’Avare, ce sont les retrouvailles émouvantes entre un père et ses deux enfants. Au-delà de l’humour, il y a ce côté sentimental qui fait que j’arrive à rire et à pleurer en lisant cette pièce.

A propos de ces retrouvailles, vous faites référence au génocide rwandais pour expliquer pourquoi la famille d’Aristide s’est disloquée. Pourquoi cette référence ?
Dans mon entourage, je connais des personnes qui ont vécu le génocide au Rwanda, c’était une façon de leur rendre hommage. J’ai recueilli le témoignage d’une amie que j’apprécie beaucoup et je m’en suis inspiré. Ca été très dur de créer certains personnages, j’ai dû réfléchir à comment tourner la chose pour ne pas être obsolète et pouvoir coller à la réalité. Au départ, le titre du livre était Crevard, qui veut dire avare dans un langage plus jeune. Mais, en relisant ma pièce, cinq ou six ans plus tard, j’ai trouvé que Super cagnotte passait mieux parce que la cassette d’Harpagon dans L’avare se retrouve être un ticket de l’Euro million. Au-delà de ça, dans le dénouement, presque tout le monde s’en sort très bien. Il y a le côté financier pour Sébastien, mais il y a aussi le père qui retrouve sa famille. Cela a une valeur inestimable, encore plus que de l’argent.

Quelle  distance avez-vous établi entre Super cagnotte et L’avare ?
Super cagnotte est inspiré de L’avare mais Super cagnotte n’est pas L’avare de Molière. C’est un hommage à Molière, cet auteur qui est grandiose parce qu’aujourd’hui, on parle du français comme de la langue de Molière. A travers cet hommage, je veux refléter l’évolution de la société. Mais ça ne fera jamais oublier l’original qui est L’avare et c’est tant mieux. J’ai voulu respecter l’esprit de la pièce pour que ce soit réaliste, j’essaie de rester fidèle au texte mais je change les personnages et le langage parce qu’aujourd’hui, ce français-là ne s’utilise plus. En plus, je viens d’un environnement où les jeunes parlent différemment et c’est ça que j’ai voulu mettre en avant. Mais ce n’est pas un langage de banlieue vraiment prononcé. C’est pourquoi je parlerai, moi, de langage jeune. Certes, c’est inspiré de la banlieue mais parler en verlan, ce n’est pas réservé qu’aux banlieues.

Est-ce à un public jeune que votre livre est destiné ?
A vrai dire, j’ai écrit Super cagnotte au début pour m’amuser, je n’avais même pas l’idée de le publier. Par la suite, des gens qui l’ont lu m’ont fait remarquer que je devrais le publier. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à croire au projet et à vouloir le destiner aux jeunes, pas seulement de banlieue. Je veux que n’importe quel jeune, où qu’il soit, éprouve le même plaisir que moi j’ai eu en lisant L’Avare. Si après avoir lu Super cagnotte, il peut aller lire Molière, c’est parfait, tout simplement.

Envisagez-vous de faire jouer cette pièce au théâtre ?
La meilleure manière de diffuser le théâtre, c’est de le jouer. Molière écrivait ses textes qui étaient joués avant d’être publiés. Moi, j’ai fait le chemin inverse et j’assume. Il y a un projet qui vient. Peut-être qu’après avoir vu la pièce de théâtre, les gens se tourneront vers le livre. Depuis le début, j’ai voulu monter cette pièce. J’ai fait un appel de pieds aux metteurs en scène et jusque là, je n’ai pas eu de retour. Mais je ne vais pas attendre, je vais prendre les choses en main pour aller jusqu’au bout de mon projet. J’ai une petite expérience dans le domaine du cinéma, j’ai réalisé quelques courts et un long métrage. J’ai quelque contacts aussi et je vais en profiter pour monter la pièce.

Avez-vous d’autres projets d’écriture ?
Si j’arrive à me faire un nom, je vais laisser libre court à mon imagination, ce sera certainement plus facile de publier. Au moment où j’ai écrit Super cagnotte, j’ai commencé à chercher un éditeur. Je suis tombé sur des éditeurs qui me disaient qu’ils croyaient en mon projet, mais me demandaient quand même une participation financière. Quand, en 2011 j’ai retravaillé le texte, je l’ai envoyé à nouveau à des éditeurs. J’ai eu très rapidement une réponse des éditions Kirographaires qui m’ont fait confiance. C’est un timing que je n’ai pas contrôlé.
Propos recueillis par Stéphanie Dongmo 

Littérature : Molière à l’épreuve du temps


Avec son livre Super cagnotte, Jean Eyoum, 21 ans, fait une adaptation libre de L’Avare en parler-jeune. L’intrigue se passe dans une banlieue de Paris, les personnages changent de noms mais gardent leurs caractères. Petite virée sur les sentiers dépoussiérés d’un classique de la littérature française.

Plus que le texte de Super cagnotte, c’est l’audace du projet qui plaît. Un jeune Français originaire du Cameroun décide un jour qu’il s’ennui pendant les congés de Noel de relire L’avare, l’œuvre de Molière qu’il préfère. Ce faisant, il a une idée de génie : et s’il réécrivait ce classique comme on parle autour de lui, dans sa banlieue de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne)? Il se lance. En une semaine, la première mouture du projet est prête. Il la range dans un tiroir et oublie. Six ans plus tard, il ressort le manuscrit, le retravaille et se lance à la recherche d’un éditeur. Sa rencontre avec Kirographaires donne Super cagnotte. Une œuvre pleinement inspirée de L’Avare de Molière. La lettre change, mais l’esprit demeure.

Les personnages de Super cagnotte ont les mêmes caractères que ceux de Molière mais changent de noms, parfois de statut. Ainsi, Harpagon l’avare devient Sébastien ; Elise, sa fille, devient Jennifer ; Anselme, l’ami d’Harpagon devient Aristide le voisin de Sébastien, La flèche, valet de Cléante, cède la place à Joe Billy, meilleur ami de Nicolas ; Frosine l’intrigante devient Hermione, organisatrice de mariage capable d’unir Sarko et Ségo… Confronté au changement d’époque, le rôle de certains personnages comme Hermione  devient imprécis, les positions sont moins affirmées. Aussi, les dialogues sont plus courts chez Eyoum qui écrit avec une économie de mots.

La vie d’aujourd’hui
Tout en rendant hommage à Molière, Jean Eyoum adapte L’avare à la vie d’aujourd’hui (la cassette se transforme en un billet de loto) et souligne l’identité raciale des personnages. Difficile de faire autrement dans cette France hybride. Il écrit en « langage des banlieues », même si ce parler est réservé aux personnages jeunes. Mais l’auteur, étudiant en commerce international, semble s’arrêter en chemin. Des mots soutenus émaillent ici et là dans le langage de ces jeunes, sans que l’on s’y attende. La question du mariage forcé reste au centre du livre, mais ici, il est moins virulent. Sébastien n’ose d’ailleurs pas proposer une riche veuve à son fils mais plutôt une amie d’enfance. La dot étant démodée dans la société occidentale, l’auteur la place dans une famille africaine où elle a encore tout son sens. Pour expliquer qu’Aristide ait perdu sa famille, il tisse son intrigue autour du génocide rwandais.

A cette époque des plans-cul, du mariage gay et des psys, Super cagnotte permet de voir, comme dans un rétroviseur, le chemin parcouru par la langue et la société française. Occasion de constater que le temps passe mais certaines choses demeurent : la nature humaine avec des vices comme l’avarice, l’amour qui survit aux pires catastrophes, la condition des femmes. En septembre 1668, date de la première représentation de L’avare, Elise disait à son fiancé sa crainte d’être délaissée en ces termes : « Valère, le changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d'une innocente amour ». En 2012, Jennifer dit à son fiancé Pierre : « les mecs sont tous pareils. Tu leur donnes tout, ils tirent un coup et dès qu’ils en ont marre, ils se barrent ». Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

A force de vouloir coller de trop près à L’avare, Eyoum ne s’est pas donné beaucoup de liberté. Son mérite est d’avoir écrit un livre moderne sans trahir l’œuvre de Molière. Le livre veut rendre accessible à la jeunesse contemporaine une historie écrite dans un français ancien.
Stéphanie Dongmo 

vendredi 7 décembre 2012

Conférence : le cinéma des femmes d’Afrique francophone


Elles sont présentes devant la caméra dans des productions africaines. Depuis les années 70, elles passent derrière. Mais elles restent les grandes inconnues des cinémas d’Afrique. Pour mettre en lumière le travail de ces professionnelle, un colloque international sur les 40 ans de cinéma des réalisatrices africaines francophones s’est tenu les 23 et le 24 novembre au Musée du Quai Branly et à la Bibliothèque nationale de France à Paris. L’occasion de refaire l’histoire des cinémas d’Afrique au féminin et en difficultés.

Une vue des participantes à la conférence.

Historiquement, le premier film d’une Africaine francophone est Tam-tam à Paris, un court métrage de la Camerounaise Thérèse Sita Bella (1933-2006), réalisé en 1963 sur les danses au Cameroun. Le cinéma des réalisatrices d’Afrique francophone a donc 49 ans. Mais le colloque a choisi comme pionnière la Guadeloupéenne Sarah Maldoror pour son film Sambizanga, tourné en Angola et sorti en 1972. Brigitte Rollet, organisatrice du colloque, explique que le film de Sarah Maldoror a davantage marqué et est disponible, contrairement à celui de Sita Bella, moins connu.

Des luttes féministes à l’ouverture au monde
Directrice du Centre pour l’étude et la recherche des femmes africaines dans le cinéma, Beti Ellerson a fait l’historique du cinéma des réalisatrices d’Afrique : la caméra était réservée aux hommes, les femmes n’osaient pas rêver, elles se sont confrontées aux sociétés qui refusaient de s’ouvrir au monde. Mais au fur et à mesure, la société les a acceptées comme artistes. C’est ainsi qu’en 1963, Thérèse Sita Bella réalise « un film dont on parle beaucoup mais qu’on n’a jamais vu ». Après avoir joué dans Petit à petit de Jean Rouch en 1971, la Sénégalaise Safi Faye réalise le court-métrage La passante en 1972, et le long métrage Lettre paysanne en 1975.

Avant cela, Sarah Maldoror, africaine d’adoption, a tourné en 1969 à Alger Monagambée, son premier court métrage sur la torture. En 1972 sort Sambizanga, son long métrage qui retrace la mort sous la torture de Domingos Xavier, un activiste du Mouvement de libération de l’Angola, mais surtout le combat de sa compagne pour le retrouver. Pour Beti Ellerson, Sarah Maldoror a contribué au cinéma de libération en Afrique. C’est une référence pour de nombreuses réalisatrices africaines. Dans les années 80 arrivent les femmes du Maghreb, avec des figures comme l’Algérienne Assia Djebar et son film La Nouba des Femmes du Mont-Chenoua en 1977 et la Marocaine Farida Benlyazid avec Une porte sur le ciel en 1988. Au Fespaco 1991, l’Union panafricaine des femmes professionnelles de l’image (UPAFI) est créée, dans le but d’assurer la représentation visuelle des femmes et l’égalité dans la formation professionnelle.

Comme l’a rappelé Beti Ellerson, l’émergence des femmes dans le cinéma a coïncidé avec les années 1960 où les Africains se sont approprié la caméra pour montrer autre chose que le regard colonial. Mais après les luttes coloniales, les réalisatrices ont porté, dans les années 80, leur combat sur le développement et l’autonomisation des femmes. A partir des années 90, en rupture avec les luttes féministes, elles posent les problèmes plus généraux du monde. Aujourd’hui, plusieurs réalisatrices parmi celles qui vivent à l'étranger ne font plus de l’Afrique leur sujet, mais pratiquent un cinéma sans frontière. C’est le cas de l’Ivoirienne Isabelle Boni-Claverie dont aucun film n’a été tourné sur le continent africain. C’est aussi le cas de la Camerounaise Oswalde Lewat qui a fait un film sur les Amérindiens du  Canada et un autre sur une école de cinéma en Israël.

Nombreuses mais invisibles
Jean-Marie Barbe, responsable des formations du programme Africadoc, révèle qu’il y a autant de femmes que d’hommes à se lancer dans le documentaire en Afrique : « c’est une donne particulière dans le monde, peut-être parce que la fiction est envahie par les hommes et que le documentaire est ouvert et peut se faire avec des outils très légers ». Si les femmes sont nombreuses à se lancer dans la réalisation, elles restent peu visibles. Jacquie Buet, directrice du festival de films de femmes de Créteil en France, en a l’amère expérience : « il y a un manque d’ouverture des festivals aux femmes. Cette année par exemple, il n’y avait aucun film de femme à Cannes». Une pétition a d’ailleurs été lancée en mai pour protester contre l’absence de film de femme dans la compétition officielle pour la palme d’Or. Et depuis sa création en 1972, aucune femme n’a reçu l’Etalon de Yennenga, le Grand prix du Fespaco.

La faute, d’après Jacquie Buet, à la critique qui n’évolue pas et à la société globale qui renvoie une image dévalorisante aux femmes qui doutent alors et s’autocensurent. Beti Ellerson le confirme en soutenant que les femmes n’osent pas rêver. La conséquence étant qu’elles ne réussissent pas et se découragent. Brigitte Rollet abonde dans le même sens : « le fait qu’il y a beaucoup de réalisatrices n’empêche pas que le cinéma reste une activité pensée comme masculine. Les réalisatrices ont toujours été un peu marginalisé dans les ouvrages d’histoire du cinéma, qui n’intègrent pas que le cinéma africain est aussi fait par les femmes. Le cinéma est un art coûteux et les producteurs hésitent à confier des budgets élevés à une femme. C’est une situation que les réalisatrices africaines partagent avec de nombreuses réalisatrices occidentales ».

Un cinéma de femmes ?
Sur la question de l’existence ou non d’un cinéma de femmes, les débats ont été vifs au cours du colloque.  La Tunisienne Nadia El Fani le revendique : « il ne faut pas se voiler la face, ce n’est pas vrai qu’il n’y a aucune différence entre un film de femme et un film d’homme. Surtout dans le documentaire, les hommes que je filme ne se mettent pas en scène de la même manière que s’ils étaient filmés par un homme. Lorsqu’on est une femme cinéaste, la difficulté vient du fait qu’on vit dans une société patriarcale inégalitaire par rapport au genre. On ne peut pas l’occulter, on a besoin de se battre aujourd’hui encore pour le droit des femmes à travers le monde». La Nigérienne Rahmatou Keita admet une approche féminine qui peut venir d’une certaine proximité avec le sujet s’il est féminin.

La Sénégalaise Rama Thiaw, tout en niant un imaginaire féminin, est plus nuancée, même si elle reconnaît que « quand on est une femme, et encore plus une femme africaine, c’est très compliqué de faire un film par rapport à notre culture, au rôle qu’on a en tant que femme, à ce qu’on attend de nous. On doit se battre deux fois plus». Pour Oswalde Lewat, lorsqu’on fait des films et qu’on est une femme, le regard des autres n’est pas neutre, que ce soit pour nous aider à avancer ou au contraire, à reculer : « Il n’y a pas de cinéma de femmes, mais on considère que les hommes sont plus légitimes pour faire des films ».

Sarah Maldoror transcende ce débat pour dire que les problèmes des réalisatrices sont ceux du cinéma africain en général. Ils sont liés à la formation, au financement et à la distribution. « Il faut qu’on arrête de mendier pour financer nous-mêmes nos films. Quand il y a un film africain en salle, c’est à nous d’abord d’y aller, pour apprendre notre culture. Si on ne le fait pas, on a tort. » Pour Isabelle Boni-Claverie, un film avec un acteur et un réalisateur noirs doit pouvoir avoir accès à la grande distribution, avec une audience normale. Ainsi, il ne sera plus question de cinéma d’hommes ou de femmes.
Stéphanie Dongmo